Soixante ans après les indépendances, des chercheurs interrogent l’impact et l’héritage du premier Festival Mondial des Arts Nègres (Dakar, 1966).
Qui mieux que Saliou Mbaye, ancien directeur des Archives nationales du Sénégal (de 1977 à 2005) et le professeur Ibrahima Wane du Laboratoire de Littératures et Civilisations Africaines de l’Université Cheikh Anta Diop, pour nous replonger dans un évènement majeur qui a touché l’Afrique et le monde noir. Le 1er Festival Mondial des Arts Nègres, Mémoire et actualité, paru aux Éditions L’Harmattan, se veut un exercice clairvoyant, lucide et critique sur cette rencontre culturelle du début des indépendances. Quels sont les acquis de cet événement majeur ? Comment tracer des perspectives nouvelles pour permettre à l’Afrique et ses diasporas de prendre leur destin en main ? Autant de questions que PAM a voulu poser à Ibrahima Wane, rencontré à Dakar.
La musique et la culture africaine sont riches en événements : pourquoi choisir de faire un livre sur le Festival Mondial des Arts Nègres ? Quelle est la particularité de ce moment ?
1966 coïncide avec la première décennie des indépendances africaines où sont esquissées dans l’euphorie des politiques culturelles nationales, entre autres chantiers. Cette période voit l’émergence dans plusieurs pays de la première génération d’artistes africains dits modernes : cinéastes, peintres, musiciens… Elle est traversée par les débats sur l’art nègre, la controverse autour de la négritude, etc.
Il ne faut pas oublier qu’on était aussi, au plan international, en pleine guerre froide, et que les locomotives des deux blocs, les USA et l’URSS, étaient bien représentées à Dakar.
D’où est partie l’idée de faire un ouvrage sur le Festival Mondial des Arts Nègres ?
Cet ouvrage est constitué des actes du colloque organisé du 8 au 10 novembre 2016 à Dakar par la CACSEN, section sénégalaise de la Communauté Africaine de Culture (CAC). CAC est la nouvelle appellation de la Société Africaine de Culture (SAC) qui avait organisé le congrès des écrivains et artistes noirs à Paris, en 1956, et à Rome, en 1959, et où l’idée de monter un grand festival d’art en terre africaine a été lancée. Pour marquer le cinquantenaire de ce premier Festival mondial des arts nègres, la CACSEN a initié un colloque auquel ont pris part, aux côtés des universitaires sénégalais, des chercheurs venus d’un peu partout (Côte d’Ivoire, Bénin, RDC, France, Allemagne, Pays-Bas, Israël, USA, Caraïbes…). Des hommes d’État témoins privilégiés de l’événement (anciens ministres sénégalais ou des diplomates étrangers) étaient aussi au rendez-vous. Le colloque a également vu la participation de grands artistes qui étaient à l’affiche du festival de 1966 : Ibou Diouf, auteur du logo du festival et lauréat du prix du dessin de tapisserie, Abdoulaye Ndiaye Thiossane, compositeur d’une des chansons emblématiques du festival, le comédien Serigne Ndiaye Gonzalès, ancien pensionnaire du Théâtre national Daniel Sorano, Younouss Sèye, actrice et plasticienne…
« Mémoire et actualité », tel est le sous-titre du livre. Pourquoi « actualité » ? Qu’est-ce que le Fesman a d’actuel ? Quel est son impact aujourd’hui ?
Le premier Festival mondial des Arts Nègres a été un tournant majeur dans l’histoire culturelle du Sénégal. L’édifice mythique qu’est devenu le Théâtre National Daniel Sorano et le musée dynamique ont été construits en perspective de l’événement ; la Manufacture Nationale de Tapisserie, actuelle Manufacture Sénégalaise des Arts Décoratifs, implantée à Thiès, a été inaugurée quelques mois après le festival, en décembre 1966.
La rencontre avec une crème artistique venue de tous les coins du monde n’a pas manqué de susciter des vocations et de créer le déclic pour des carrières déjà entamées. Les doyens de la scène artistique sénégalaise ont encore des souvenirs vifs des prestations de Duke Ellington, de Josephine Baker, de la chanteuse de gospel Marion Williams, du OK Jazz du Congo, du show éblouissant de l’orchestre de Trinidad et Tobago, de la pièce Les derniers jours de Lat Dior de la compagnie du Théâtre national Daniel Sorano, du spectacle son et lumière de Gorée… Il faut aussi signaler que le Festival mondial des arts nègres a inspiré des initiatives d’envergure et des infrastructures culturelles dans d’autres pays africains.
Entre le Fesman des années 60, le Festac des années 70 au Nigeria et celui, plus récent de 2010 au Sénégal, quel est celui qui est le plus déterminant et décisif dans l’affirmation de l’« identité nègre » ? (pour le dire à la manière de Senghor)
Doit-on comparer ces éditions aux contextes, aux enjeux et aux retentissements si différents ? Le FESTAC de 1977 a été dès le départ miné par divergences entre les parties prenantes sur l’orientation du festival et ensuite été entaché par des problèmes d’organisation. Il s’y ajoute que le festival s’est tenu dans un pays en proie à une guerre civile et sous le joug d’un régime militaire…
La situation en 2010 était tellement différente que beaucoup d’observateurs se sont demandé si c’était une bonne idée de rééditer le Festival mondial des arts nègres. Il fallait peut-être trouver une autre formule, même si le projet s’inspirait de Dakar 66.
Le Fesman a-t-il réellement favorisé une relation durable entre la mère patrie l’Afrique et les diasporas ? Cette relation semble anecdotique, épisodique aujourd’hui.
Le premier Festival mondial des arts nègres a été une plaque tournante où ont dialogué ces différentes parties de la communauté africaine. Au-delà du colloque, des expositions et des spectacles, il a permis des échanges et une coopération sur divers plans.
Entre parenthèses, la terre du Sénégal a accueilli et adopté au lendemain du festival de grands intellectuels et artistes comme Roger Dorsinville, Jean Brière, Lucien et Jacqueline Lemoine, Jacques Césaire, Gérard Chenet, qui ont apporté une immense contribution à la vie culturelle de notre pays.
Que faut-il faire pour que l’Afrique francophone, anglophone, lusophone et même arabophone, aient plus d’échanges et de ponts ?
Ceux qu’on appelle « francophones », « anglophones », « lusophones » ou « arabophones » sont avant tout des Peuls, des Mandingues, des Swahilis, des Haoussas, des Soninkés, des Wolofs, entre autres, liés par à la fois par la géographie, l’histoire et la culture. Les peuples se sont mis d’ailleurs à gommer ces frontières artificielles sans attendre les politiques d’intégration des États qui doivent être plus hardies et suivies.
Le 1er Festival Mondial des Arts Nègres, Mémoire et actualité, Éditions L’Harmattan.